J’ai lu Happycratie, critique de la psychologie positive : mon avis
Présentation de l’éditeur
Le bonheur se construirait, s’enseignerait et s’apprendrait : telle est l’idée à laquelle la psychologie positive, née au tournant du siècle, s’attache à conférer une légitimité scientifique.
Il suffirait d’écouter les experts pour devenir heureux. L’industrie du bonheur, qui brasse des millions d’euros, affirme ainsi pouvoir façonner les individus en créatures capables de faire obstruction aux sentiments négatifs, de tirer le meilleur parti d’elles-mêmes en contrôlant totalement leurs désirs improductifs et leurs pensées défaitistes.
Mais n’aurions-nous pas affaire ici à une autre ruse destinée à nous convaincre, encore une fois, que la richesse et la pauvreté, le succès et l’échec, la santé et la maladie sont de notre seule responsabilité ? Et si la dite science du bonheur visait à nous convertir à un modèle individualiste niant toute idée de société ?
Edgar Cabanas et Eva Illouz reconstituent ici avec brio les origines de cette nouvelle ” science ” et explorent les implications d’un phénomène parmi les plus captivants et inquiétants de ce début de siècle.
Mon avis
Si vous êtes des lecteurs et lectrices habituels du blog, vous aurez remarqué que je mentionne régulièrement la psychologie positive, à travers des ouvrages de Sonja Lyubomirsky, Shawn Achor ou encore Barbara Fredrickson – tous critiqués dans Happycratie).
Mes points d’accords
- C’est donc avec intérêt que j’ai lu Happycratie. J’avais déjà tendance à trouver des manques aux différents ouvrages de psychologie positive que j’avais pu lire et que j’ai retrouvés dans ce livre critique, notamment en ce qui concerne l’absence de référence à la mémoire traumatique et aux blessures du passé. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle ce blog n’est pas dédié entièrement à la psychologie positive mais va se nourrir auprès de multiples courants de pensée (Communication Non Violente, Analyse Transactionnelle, refoulement et violence éducative, alphabétisation émotionnelle, techniques psychocorporelles, enfant intérieur, relations de couple…).
- Je suis également sceptique sur la notion de pardon telle qu’évoquée par la psychologie positive. Alice Miller, spécialiste des conséquence des maltraitances subies dans l’enfance, considère comme fausse l’idée que le pardon amènera la paix intérieure et la guérison. le pardon ne permet pas la reconnaissance pleine et entière des souffrances légitimes de l’enfant intérieur… et ne peut que conduire à une guérison temporaire. L’indice qui met sur la voie de la non guérison à long terme est la vérité du corps. Alice Miller aborde notre corps comme un allié qui sait comment nous venir en aide en nous alertant, via des symptômes, de la répression d’émotions pourtant vitales.
- Je suis d’accord avec les auteurs Illouz et Cabanas quand ils écrivent que le fait que faire l’éloge de la psychologie positive, c’est prendre le risque de faire porter aux individus le poids de leur malheur, 1/ sans réfléchir de manière systémique sur l’organisation de la société dans son ensemble et des entreprises en particulier et 2/ sans apporter l’empathie et les éventuels soins psycholoqiques, voire psychiatriques, dont certaines personnes auraient besoin (en gros, “si tu souffres, c’est parce que tu n’es pas assez reconnaissant pour ce que la vie t’apporte ou que tu ne médites pas assez”… mais pas parce que l’entreprise impose un rythme infernal ou que la société valorise la compétition et la puissance plutôt que l’entraide et la solidarité, dès l’école primaire).
Cette manière de placer la résilience en tête des priorités du salarié permet fort commodément de ne pas aborder des questions aussi nombreuses que délicates : les augmentations budgétaires, les augmentations salariales, la durée des congés, la reconnaissance sur le lieu de travail, sans parler de problèmes d’ordre éthique jugés de moindre importance que le bonheur et la productivité. – Eva Illouz et Edgar Cabanas
Par exemple, Illouz et Cabanas dénoncent que les techniques émotionnelles de la psychologie positive servent aujourd’hui à faciliter les restructurations et les logiques réorganisationnelles en promouvant auprès des salariés les concepts de responsabilité personnelle et de bonheur.
- De même, dire que l’espoir et l’optimisme font toute la différence dans la vie (comme c’est le cas dans la psychologie positive), c’est oublier que les personnes traumatisées (accident de vie, deuil, maltraitance dans l’enfance…) ont plus besoin d’empathie, d’un entourage présent et bienveillant que d’injonctions à éprouver plus d’émotions positives pour faire de ce malheur une occasion de rebondir.
- A la lecture de ce livre, je me rends également compte que ce que la psychologie positive nomme “résilience” n’en est pas vraiment une mais se rapproche plutôt d’un état dissocié (la personne ne vit pas ses émotions douloureuses mais cherche seulement à voir le “bon côté des choses”). En cas de réel traumatisme, mieux être accompagné d’un professionnel formé en psycho traumatologie plutôt que chercher un côté positif au malheur seul dans son coin.
- Enfin, le fait que certains chercheurs en psychologie positive aient pu trafiquer des études conduit automatiquement à faire preuve de scepticisme envers cette “science du bonheur”. Dans Happycratie, les auteurs critiquent les « proportions de positivité » de Fredrickson et de Losada (le rapport émotions positives/émotions négatives devrait au moins être de 2,9/1 pour être heureux). Des scientifiques ont examiné les fondements théoriques et méthodologiques de ce ratio émotions positives/émotions négatives, et tout particulièrement les équations différentielles utilisées pour le calculer : ils ont montré que “l’existence d’un ratio minimal de positivité de 2,9013 est sans fondement”.
Mes points de désaccords
Cependant, je ne suis pas sûre que les auteurs de ce livre aient lu toute la littérature autour de la psychologie positive quand ils lui reprochent son côté trop individualiste parce que j’ai lu chez plusieurs auteurs que l’altruisme est une clé de voûte du bonheur. Peut-être que certaines personnes diffusent des idées autour d’une psychologie positive épurée de cet aspect, de manière utilitariste et à visée productiviste, mais de nombreux ouvrages de psychologie positive invitent à faire preuve d’altruisme, à réaliser des actes de gentillesse spontanés, sans attentes ou exigences en retour.
Selon la psychologie positive, le bonheur est la sensation globale de plaisir chargé de sens. L’individu heureux éprouve des sentiments positifs tout en trouvant une raison d’être à son existence. Cette formulation ne s’applique pas à un instant précis mais à la somme agrégée des expériences d’une vie entière à un moment donné : on peut connaître des phases de souffrance affective tout en demeurant globalement heureux.
C’est souvent en se livrant à des occupations signifiantes et plaisantes pour nous, mais qui contribuent aussi à aider les autres, que nous augmentons au maximum notre capital de bonheur.
De même, il est erroné de croire que la psychologie positive fait la chasse aux émotions dites “négatives” (peur, colère, tristesse). Elle invite au contraire à vivre toute la palette des émotions humains et à les nommer sans chercher à les nier ou les minimiser.
Là où je peux rejoindre les auteurs de Happycratie, c’est dans le sens où la psychologie positive incite à nommer les émotions dites négatives seulement pour en réduire leur impact. Peut-être que les ouvrages de psychologie positive n’insistent pas assez sur le fait de voir dans les émotions négatives un message du corps qui servent de boussole interne (se protéger ou trouver des solutions en cas de peur, se révolter ou se réparer face à l’impuissance en cas de colère, vivre un deuil/ une séparation ou chercher du soutien en cas de tristesse).
En conclusion
En conclusion, je reste sensible à l’approche de la psychologie positive mais, comme toute approche, celle-ci ne doit pas devenir un dogme intouchable, incritiquable et elle ne se suffit pas en elle-même pour se reconnecter à soi-même, pour arriver à être heureux (je ne pense pas que ce mot doive devenir un gros mot non plus : nous avons le droit de chercher à explorer tout notre potentiel, à donner le meilleur de nous-même, à nous comprendre nous-même et à aimer autant soi-même que les autres et la vie… mais peut-être sans vouloir non plus augmenter toujours notre niveau de bonheur jusqu’à nous persuader que nous pouvons toujours être plus heureux avec telle marchandise émotionnelle ou telle nouvelle activité proposée dans ce nouveau livre payant ou avec une recette miracle qui nous dirait exactement combien de marche au pas prêt faire dans la journée et de combien de sommeil nous avons besoin à la minute près).
Il est certain que l’intérêt de l’industrie du bonheur est de produire un nouveau type d’« happycondriaques », c’est-à-dire des consommateurs persuadés que la manière de vivre normale, et la plus fonctionnelle, consiste à scruter son moi, à se soucier en permanence de corriger ses défauts psychologiques pour toujours mieux se transformer et s’améliorer. – Eva Illouz et Edgar Cabanas
Un travail sur la mémoire traumatique et sur les conditionnements hérités de notre passé (voir les fabuleux travaux d’Alice Miller et Muriel Salmona), un cheminement d’alphabétisation émotionnelle, un questionnement des valeurs de la société ultra libérale dans laquelle nous vivons ainsi qu’une dose d’esprit critique devraient déjà faire beaucoup pour lutter contre les dérives de la psychologie positive décriées dans ce livre (à savoir ne pas télécharger une application payante pour “devenir plus heureux en 20 jours seulement” ou nier nos émotions négatives vues comme un signe de faiblesse lors d’une difficulté par exemple).
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Happycratie de Eva Illouz et Edgar Cabanas (éditions Premier Parallèle ) est disponible en médiathèque, en librairie ou sur internet.
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